LUTINS MUTINS
Ils quittèrent Elderew le lendemain peu après le lever du soleil. Le Maître des Eaux était là pour assister à leur départ. Questor l’avait fait mander, et il était venu de bonne grâce. Il n’avait certainement pas dormi, car les réjouissances venaient à peine de prendre fin, mais il était frais et dispos. Ben le remercia de son hospitalité au nom de sa petite troupe, et le Maître des Eaux, dont le teint était toujours aussi granuleux et le visage toujours aussi impassible qu’une pierre plate, s’inclina devant lui. Ben chercha Salica du regard mais ne la vit pas. Il repensa à l’envie qu’elle avait exprimée de le suivre jusqu’à Bon Aloi. Une partie de lui-même le désirait, mais l’autre partie ne voulait pas en entendre parler. L’indécision le céda à la nécessité, et, le temps passant, il n’eut plus à y réfléchir. Il partit sans avoir parlé d’elle à son père.
Les voyageurs prirent la route du Nord et chevauchèrent dans cette direction toute la journée. Ils quittèrent la région des lacs et gagnèrent l’étendue grise qu’était la partie ouest des plaines de Vertemotte. De là, ils gagnèrent les collines boisées qui dominaient le château. Le soleil perçait à peine la couche de nuages qui s’étendait au-dessus d’eux, et l’air sentait la pluie. Il faisait presque nuit lorsqu’ils embarquèrent dans le rase-lac et franchirent enfin les derniers mètres qui les séparaient du château. Les premières gouttes s’abattaient juste.
Il plut toute la nuit. C’était une averse régulière et abondante qui dissimulait tout ce qui se trouvait plus loin que les murailles extérieures de Bon Aloi. Cela était bien égal à Ben, qui alla chercher sa bouteille de whisky, celle qu’il conservait en vue d’un événement exceptionnel. Il réunit autour de la table Questor, Abernathy et les deux kobolds et se mit en tête de se saouler. Il le fit tout seul. Les autres se contentèrent de tremper leurs lèvres dans l’alcool, tandis qu’il vidait pratiquement la bouteille à lui tout seul. Tout en buvant, il leur parlait de sa vie dans son monde à lui, de Chicago et de ses habitants, de ses amis et de sa famille, de tout et de rien, mais surtout pas de Landover. Ils lui répondirent poliment, mais par la suite il ne put jamais se souvenir de ce qu’ils avaient dit, et d’ailleurs il s’en moquait. Quand il n’y eut plus de scotch et plus rien à raconter, il se leva et se traîna jusqu’à son lit.
Questor et Abernathy étaient tous deux à son chevet lorsqu’il ouvrit les yeux le lendemain matin. Il se sentait affreusement malade. La pluie tombait toujours.
— Bonjour, Sire, dirent-ils de concert malgré leur air sombre de porteurs de cercueil.
— Revenez quand je serai mort, grogna-t-il, et il se tourna pour se rendormir.
Il se réveilla ensuite vers midi. Cette fois, il était seul. Il ne pleuvait plus et le soleil brillait de quelques pâles rayons. Ben s’assit péniblement et regarda dans le vague. Son crâne tambourinait et il avait la bouche pâteuse. Il était si furieux contre lui-même qu’il put à peine se retenir de crier.
Il se lava, s’habilla et descendit les escaliers en prenant son temps pour observer les murs de pierre, les ornements d’argent terni, les tapisseries et les tentures usées. Il sentait la chaleur douce du château le rassurer comme une mère attentive. Il y avait longtemps qu’il n’avait senti cela. Ses mains caressèrent la pierre en retour.
Questor, Abernathy et les kobolds étaient assemblés dans la grande salle, chacun occupé à une tâche quelconque. Ils levèrent la tête à son entrée. Ben se présenta devant eux et dit :
— Je suis désolé pour hier soir. Je crois qu’il fallait que ça sorte. J’espère que vous avez tous bien dormi, car nous avons beaucoup de travail devant nous.
— Où allons-nous, Sire ? demanda Questor après avoir consulté Abernathy du regard.
— À l’école, Questor.
Les leçons commencèrent l’après-midi même. L’élève Ben avait pour professeurs ses quatre compagnons à la fois. Il avait beau être compétent, travailler dur et regorger de bonnes intentions, il n’était toujours qu’un nouveau venu en pays inconnu et ne pouvait espérer apprendre uniquement sur le terrain. Il avait des leçons à assimiler, et il était temps de se mettre à l’étude.
Il commença par Bon Aloi. Il passa le reste de la journée à explorer le château de la cave au donjon, accompagné de Questor et d’Abernathy. Le scribe résumait l’historique du château et de ses occupants depuis les temps les plus reculés, et Questor l’aidait en cas de trou de mémoire.
Le soir venu, il prit un dîner tardif qu’il occupa, ainsi que les deux heures qui suivirent, à apprendre avec Navet comment reconnaître les plantes consommables des plantes dangereuses de la vallée. Questor était resté avec eux pour servir d’interprète.
Il passa la journée du lendemain au contempleur. Les premières fois, il se fit accompagner de Questor pour visiter la vallée d’un bout à l’autre, en étudier la géographie et les provinces, villes, forteresses et châteaux, ainsi que ceux qui y habitaient. En milieu d’après-midi, il put voyager seul, se sentant plus à l’aise avec le maniement de la magie. Il apprit à étendre le champ du contempleur pour l’adapter à ses besoins et repassait mentalement les informations et les conseils que lui avait prodigués l’enchanteur.
Le lendemain et chaque jour qui suivit, il reprit ses voyages avec le contempleur, se concentrant sur l’histoire de la vallée. Il faisait correspondre les événements aux lieux et aux personnages. Là encore, Questor était son professeur, et il se montra d’une patience infinie. Mais Ben avait une bonne mémoire et était tenace. Au bout d’une semaine, il en savait assez sur Landover pour se débrouiller seul.
Il se consacra ensuite à des sorties autour de Bon Aloi, à pied cette fois. Ciboule, qui lui servait de guide et de garde du corps, l’emmena dans les forêts et les collines qui entouraient le château afin de lui montrer de plus près les organismes vivants qui y abondaient. Ils traquèrent un loup sylvestre, poursuivirent un farfadet cavernicole jusqu’à son antre et levèrent un couple de trolls des marais. Ils débusquèrent des rats de galerie, des serpents et des reptiles divers, forcèrent plusieurs chats effrayés à se réfugier dans des arbres, et observèrent de loin des aires d’oiseaux de proie. Ils passèrent également les végétaux en revue. Questor leur servit d’interprète pour la première excursion. Ensuite, il resta au château. Ben et le kobold trouvaient qu’ils se comprenaient assez bien sans lui.
Dix jours plus tard, Ben se servit du contempleur pour aller, seul, à la recherche de Strabo. Il entendait faire de cette sortie un test de la maîtrise de ses pouvoirs magiques. Au début, il avait pensé partir à la recherche de Salica, mais cela ressemblait trop à de l’espionnage, et il s’y refusa. Il reporta donc son choix sur le dragon. Celui-ci le terrifiait, et il voulait apprendre à vaincre sa peur. Il passa une longue partie de la journée à le chercher, et le trouva enfin occupé à dévorer une demi-douzaine de têtes de bétail au nord de Vertemotte. Il rongeait et broyait les carcasses, qui étaient réduites en miettes et méconnaissables. Le dragon sembla sentir la présence de Ben, qui s’approcha à une dizaine de mètres du monstre. Ses naseaux couverts d’écailles s’ouvrirent et ses dents noires claquèrent dans le vide. Ben resta sur place le temps – interminable – de compter jusqu’à cinq, puis s’éloigna rapidement, satisfait.
Au bout de deux semaines, il fut capable de réciter des épisodes d’histoire contemporaine, de citer des repères géographiques et les chemins qui y menaient, de parler des plantes comestibles et des plantes vénéneuses, des habitants de la vallée, des rouages sociaux qui régissaient les diverses races et de résumer les règles élémentaires de survie à Landover. En ce qui concernait le contempleur, il y travaillait encore. Il n’était pas encore assez sûr de lui pour entreprendre la dernière épreuve qu’il s’était fixée : partir à la recherche de Nocturna dans les profondeurs du Gouffre Noir. La sorcière ne s’aventurait jamais hors des entrailles de son domaine, et Ben ne se sentait pas tout à fait assez fort pour tenter de s’y introduire.
Il débattait toujours la question lorsqu’un autre problème, plus immédiat celui-là, se présenta à lui.
— Vous avez de la visite, Sire, annonça Abernathy.
Ben, occupé à l’étude d’une carte ancienne, releva la tête avec surprise et vit le scribe, derrière lequel se tenait Questor.
— De la visite ?
— Des lutins, Sire, précisa Questor.
— Des lutins mutins, même, ajouta Abernathy avec dédain.
Ben les regarda d’un air étonné et repoussa la carte.
— Des lutins mutins ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Mes leçons avec Questor ne sont pas allées jusque-là, je crois.
— C’est une race de lutins plutôt lamentable, lâcha Questor.
— Tu veux dire repoussante, corrigea le chien.
— Oh, pas forcément.
— Et comment !
— Je regrette de constater que tes paroles ne sont que l’expression de tes préjugés, mon cher Abernathy.
— Elles reflètent une opinion raisonnable, mon cher Questor.
— À quoi vous jouez, là ? Vous vous prenez pour Laurel et Hardy ?
Le magicien et le scribe le regardèrent sans comprendre.
— Oui, bon, dit-il en repoussant son allusion d’un geste de la main. Dites-moi seulement qui sont vos fameux lutins mutins.
— C’est une tribu qui habite au pied des collines du Nord, sous les sommets du Melchor, répondit Questor. Ils logent dans des terriers et des tunnels qu’ils creusent dans la terre. La plupart du temps, ils restent sous terre…
— Et ils font bien, coupa Abernathy.
— … mais parfois, ils explorent la campagne environnante. Ils ne sont guère populaires, car ils ont tendance à s’approprier le bien d’autrui sans rien laisser en échange. Leurs galeries, si elles traversent des pâturages ou des champs, sont gênantes. Comme ils sont très à cheval sur la question du territoire, ils refusent de partir une fois installés quelque part. Peu leur importe à qui appartient le terrain, ils ne bougent pas d’un pouce.
— Tu ne lui as pas encore dit le pire ! rouspéta Abernathy.
— Eh bien, je t’en charge, dit Questor en s’effaçant.
— Ils mangent du chien, Sire ! aboya Abernathy, incapable de se contenir plus longtemps, babines retroussées. Ils sont cynophages !
— C’est hélas vrai, confirma Questor en poussant Abernathy de côté. Ils dévorent également des chats, et pourtant je ne t’ai jamais entendu le déplorer !
— Charmants personnages ! Et quel bon vent les amène ? demanda Ben.
— Ils ne veulent en parler qu’à vous, Sire. Allez-vous les recevoir ?
Abernathy avait tout l’air de mourir d’envie de mordre Questor, mais il parvint à se retenir, la mâchoire figée sur une sorte de demi-grognement. Questor se balançait sur ses talons en attendant la réponse de Ben.
— La liste des audiences royales n’est pas précisément surchargée, dit enfin celui-ci, et je ne vois pas pourquoi je refuserais de recevoir quelqu’un qui a fait l’effort de venir jusqu’ici.
— Voilà une déclaration dont vous vous souviendrez, Sire, railla Abernathy. Ils attendent tous les deux. Dois-je les faire entrer ?
— Mais certainement, répondit Ben en réprimant un sourire.
Le scribe sortit et revint quelques instants plus tard, accompagné des lutins mutins.
— Fillip et Sott ! annonça Abernathy en montrant les dents.
Les lutins s’avancèrent et firent une révérence si profonde que leur tête toucha le sol. Jamais Ben n’avait vu créatures plus pitoyables : mesurant à peine plus d’un mètre, ils étaient trapus et couverts de poils. Leur visage évoquait celui du furet et était intégralement couvert de barbe. Leurs vêtements auraient dégoûté le plus vilain des mendiants, et ils ne semblaient pas avoir pris le moindre bain depuis leur naissance. Leur corps et leurs vêtements étaient tout poussiéreux, la crasse et la saleté s’accumulaient dans les replis de leur peau, et leurs ongles donnaient des signes de maladie. De minuscules oreilles pointues encadraient une calotte à ruban et plumet. Leurs orteils perçaient leurs bottes, déchiquetées par leurs ongles trop longs et recourbés.
— Noble Seigneur, commença l’un.
— Puissant Seigneur, ajouta l’autre.
Ils relevèrent le visage et fixèrent sur Ben de petits yeux plissés. On aurait dit des taupes montées à la surface et éblouies par la lumière.
— Je suis Fillip, annonça l’un.
— Et je suis Sott, précisa l’autre.
— Nous sommes venus prêter serment de fidélité au roi de Landover, au nom de tous les lutins mutins.
— Nous vous transmettons leurs félicitations.
— Nos souhaits de longue vie et de bonne santé.
— De nombreuse descendance.
— Nous vous offrons notre savoir et notre expérience, afin que vous en usiez comme bon vous semblera.
— Oui, nous vous offrons nos services.
— Mais tout d’abord, nous avons un petit problème.
— Oui, un problème.
Ils se turent et attendirent, en ayant terminé avec les formalités. Ben se demandait s’ils étaient simplement à bout de souffle ou s’ils en avaient réellement fini.
— Quel genre de problème ? demanda-t-il.
Ils échangèrent un regard. Leur visage de taupe se fronça et ils découvrirent leurs petites dents acérées comme des rasoirs.
— Des trolls, dit Fillip.
— Des trolls de roche, enchérit Sott.
Ils se turent une nouvelle fois. Ben s’éclaircit la gorge. Il en savait heureusement plus long sur les trolls de roche que sur les lutins mutins.
— Et alors ? demanda-t-il.
— Ils ont emporté les nôtres.
— Pas tous, mais beaucoup.
— Ils nous ont manqués.
— Nous étions absents.
— Ils ont mis à sac nos terriers et nos galeries et ont enlevé nos congénères.
— Tous ceux qu’ils ont pu trouver.
— Ils les ont emmenés au Melchor pour travailler à la mine et aux fourneaux.
Ben commençait à comprendre. Les trolls de roche étaient une race d’êtres assez primitifs installés dans les montagnes du Melchor. Leur activité principale était l’exploitation des filons de minerai et la fabrication, dans des hauts-fourneaux, d’armes et d’armures qu’ils vendaient aux autres habitants de la vallée. Les trolls de roche n’étaient pas d’un commerce agréable, mais ils étaient discrets et n’avaient jamais eu d’ennuis avec leurs voisins, ni recouru à l’esclavage. Ben jeta un regard à Questor et à Abernathy, qui se tenaient derrière les lutins. L’enchanteur haussa les épaules et le scribe lui envoya un regard qui voulait dire : Je vous avais prévenu.
— Pourquoi les trolls de roche ont-ils enlevé vos compagnons ? demanda Ben aux lutins.
Fillip et Sott se considérèrent pensivement puis secouèrent la tête.
— Nous n’en savons rien, Sire, dit Fillip.
— Nous l’ignorons, répéta Sott.
Sans aucun doute possible, ils étaient les menteurs les plus maladroits que Ben eût jamais vus. Il décida pourtant de faire preuve de diplomatie.
— À titre personnel, vous n’avez pas une petite idée sur la question ?
— C’est une affaire délicate.
— Très délicate.
— On pourrait donner un certain nombre de raisons.
— Un certain nombre, oui.
— Il n’est pas impossible qu’en forant des galeries nous nous soyons approprié des biens que les trolls de roche considéraient comme leurs, avança Fillip.
— Il est possible que nous ayons voulu disposer de biens que nous croyions abandonnés mais qui, en fait, leur appartenaient toujours.
— Ce sont des choses qui arrivent.
— Parfois.
Ben hocha la tête. Il ne crut pas un instant que les forages des lutins mutins eussent pu ne pas être délibérés. Leur seule faute avait été de croire qu’ils s’en tireraient impunément.
— Si une erreur de ce genre arrivait, s’enquit Ben, les trolls de roche ne demanderaient-ils pas tout bêtement à récupérer leur bien ?
Les lutins, gênés, ne répondirent pas.
— Quel genre de possession aurait pu être détourné dans ce cas précis ? demanda-t-il encore.
Fillip baissa le nez vers ses bottes, au bout desquelles ses orteils s’agitaient. Sott grimaça à tel point que son visage disparut dans ses poils.
— Les trolls aiment bien les animaux de compagnie, lâcha enfin Fillip.
— Ils les aiment beaucoup, ajouta Sott.
— Surtout les paresseux à fourrure, qui sont leurs préférés.
— Ils en donnent à leurs enfants, pour jouer.
— Comment distinguer un paresseux sauvage d’un paresseux de compagnie ?
— Oui, comment les reconnaître ?
Ben fut saisi d’un terrible soupçon.
— Un animal égaré peut toujours être rendu à son propriétaire, non ?
— Pas toujours, répondit Fillip en essayant d’avoir l’air contrit.
— Non, pas toujours, approuva Sott.
— Vous les avez mangés, hein ? gronda Ben.
Les lutins mutins regardèrent sans un mot le bout de leurs chaussures. Puis le mur. Partout sauf en direction de Ben. Abernathy grogna longuement d’un air menaçant, et Questor le fit taire.
— Allez attendre dehors, ordonna Ben aux lutins.
Questor les accompagna à la porte, qu’il referma avec soin derrière eux.
— Alors, qu’en dites-vous ? demanda Ben à ses deux conseillers.
— J’en dis qu’il est beaucoup plus facile d’attraper un paresseux à fourrure apprivoisé que son frère sauvage.
— Moi, je dis : qu’on mange quelques lutins pour voir si ça leur plaît ! clama Abernathy.
— Je ne vous demande pas de me donner votre opinion sur ce qu’ils ont fait, dit Ben avec une certaine impatience, mais sur la meilleure façon de les aider.
Abernathy fut stupéfait. Ses oreilles se couchèrent et ses lunettes lui glissèrent du nez.
— Plutôt coucher sur un lit de puces, Sire ! Plutôt vivre avec des chats !
— Mais enfin, les trolls les ont réduits en esclavage, tout de même, insista Ben.
— Il me semble évident qu’ils l’ont bien cherché ! rétorqua le scribe. De toute manière, vous avez mieux à faire que vous occuper de ces lutins mutins !
— Ah oui ?
— Sire, interrompit Questor en s’avançant, le Melchor est une région dangereuse et les trolls de roche n’ont jamais été tellement bons sujets. C’est un peuple tribal, très primitif, hostile à toute intervention étrangère sur leur territoire. Si le vieux roi les tenait à l’ordre, c’était surtout qu’il s’abstenait de s’occuper d’eux. Lorsqu’il fallait absolument intervenir, il s’entourait d’une armée…
— Et moi, je n’ai pas d’armée, c’est cela ? termina Ben. Je ne sais même pas faire venir le Paladin.
— Sire, de mémoire d’homme, les lutins mutins n’ont créé que des ennuis ! renchérit Abernathy. Ils se rendent insupportables où qu’ils aillent ! Ce sont des cannibales et des voleurs ! Pourquoi voudriez-vous les aider dans cette affaire ?
— En effet, Sire, conclut Questor, la meilleure réponse à ce genre de demande est la négative.
— Non, Questor, répliqua Ben du tac au tac. C’est précisément une demande que je ne peux pas refuser. Vous ne comprenez pas ? Je suis venu à Landover pour être roi. Je ne peux choisir mes sujets, ni le moment où je jouerai mon rôle. C’est ainsi que fonctionnent les monarchies. Je sais au moins cela de l’histoire de mon univers. Un roi doit proclamer et appliquer les lois du royaume à tous ses sujets avec justice et équité. Il ne peut y avoir ni favoris, ni exceptions. Ce que je ferais pour les seigneurs de Vertemotte, pour les ondins d’Elderew, je dois le faire pour les lutins mutins. Si je me défile ne serait-ce qu’une fois, je crée un précédent qui me permettra de faire la même chose la prochaine fois, et celle d’après, autant qu’il me plaira.
— Mais vous n’avez aucune aide, Sire, protesta Questor.
— Peut-être. Mais si j’arrive à sauver les lutins, j’aurai leur aide la prochaine fois. Ils m’ont prêté serment, et ils sont les premiers. Cela mérite récompense. Les autres se décideront peut-être s’ils voient que le trône peut servir même des lutins mutins. Qui sait si cela ne les ferait pas changer d’avis ?
— Et les poules du royaume ont des dents, railla Abernathy.
— Pourquoi pas ? J’ai vu des choses plus curieuses depuis mon arrivée.
Ils se regardèrent un moment.
— Cette idée ne me plaît guère, dit Questor.
— À moi non plus ! proclama Abernathy.
— Alors, nous sommes d’accord, conclut Ben, car elle me plaît encore moins. Mais nous irons quand même. L’école est finie, comme dit la chanson. Il est temps de reprendre le vrai travail. Maintenant, faites entrer les lutins.
Questor et Abernathy s’inclinèrent avec soumission et quittèrent la salle en ronchonnant tout bas.
Les lutins mutins revinrent, et Ben leur annonça que leur demande était acceptée. Il les accompagnerait au Melchor afin de voir comment obtenir des trolls de roche la libération des otages. Le départ aurait lieu à l’aube. Fillip et Sott regardèrent Ben, puis tombèrent à genoux devant lui et se mirent à ramper avec une obséquiosité déplorable. Ben ordonna qu’on les fasse sortir au plus vite.
Ce soir-là, après le dîner, il se rendit au contempleur. Les lutins avaient été enfermés dans leur chambre par Abernathy, qui refusait de les laisser aller et venir dans le château, et tout le reste de sa suite était pris par les préparatifs de départ. Ben avait un peu de temps libre, qu’il décida de meubler en allant jeter un œil à la région des lacs.
La nuit était noire et nuageuse, comme tant d’autres, et les sept lunes colorées de Landover étaient à peine visibles au-dessus de l’horizon. Les étoiles lointaines ressemblaient aux lumières d’une grande rue dans le brouillard de minuit. Ben descendit à Elderew. La ville était éclairée par des torches disposées au sommet des arbres et le long des routes, et ses habitants étaient toujours dehors. On entendait des rires et des conversations, qui donnèrent à Ben le sentiment inconfortable d’être un intrus. Il glissa au-dessus de l’amphithéâtre, survola les chaumières et les commerces de la ville, la maison où il avait logé, et s’enfonça dans les bois noirs. Il retrouva la vieille pinède où la mère de Salica avait dansé. L’endroit était désert. Le saule en lequel Salica s’était transformée avait disparu. Elle était introuvable.
Il resta dans le bois un long moment et pensa à Annie. Il ne pouvait s’expliquer pourquoi, mais il éprouvait le besoin de penser à elle. Il avait besoin de sa compagnie. Mais il savait qu’Annie était partie et qu’il ne servait à rien de ressasser cette idée. Il se sentait seul, voyageur loin de chez lui et de ses amis. Il allait à la dérive. Il s’était coupé de tout, et les raisons qui l’y avaient poussé s’avéraient assez mauvaises. Il avait besoin de quelqu’un qui lui dise que tout irait bien et qu’il faisait ce qu’il fallait, que des jours meilleurs viendraient.
Mais personne ne pouvait faire cela. Il n’y avait que lui.
L’heure de minuit vint et s’écoula avant que Ben retourne à Bon Aloi. À contrecœur, il retira ses mains de la barre et se retrouva chez lui.